Par Ines ZARGAYOUNA
«Beyrouth ne se définit pas, elle se vit. Beyrouth ne s’explique pas, elle est là». C’est ainsi que Soraya Khalidy décrit Beyrouth dans son livre «Le goût de Beyrouth». Beyrouth la résiliente, Beyrouth la contrastée, Beyrouth la ville emblème de tous les maux dont souffre la «prétendue région» qu’on nomme communément le monde arabe et/ou musulman.
Le silence en temps suspendu
Au début de la pièce, on voit une horloge suspendue à droite de la scène qui indique l’heure : 17h58. Le temps est en arrêt.
Après la présentation du metteur en scène, l’horloge se met en marche et passe à 17h59 avec un clic sonore.
Une voix off, celle d’un docteur américain en ingénierie chimique et expert en sciences atmosphériques et océaniques, explique scientifiquement l’explosion du port. Suivi d’une autre voix off, celle d’un brigadier retraité libanais, qui décrit le contexte de cette explosion.
À la fin du deuxième acte, il est 18h02. L’horloge se met en marche.
La voix off de l’expert explique encore l’explosion et celle du brigadier continue à décrire.
Lors du troisième acte, lorsqu’on évoque des souvenirs d’amour partagé, entre un théâtre engagé et un spectateur qui y croyait, l’horloge se met en marche de 18h03 à 18h04 dans un son de tic-tac vacillant.
De 18h05 à 18h06, le brigadier libanais raconte les circonstances de la mort d’un de ses amis, mort à l’explosion.
Il est 18h07.
L’heure de l’explosion du port de Beyrouth.
Une minute de silence.
Des tic-tac qui ressemblent à ceux qui annoncent une explosion.
Les aiguilles de l’horloge s’arrêtent.
Le temps s’arrête.
Dans cette pièce d’une heure, le passage du temps ne se mesure pas, mais se révèle uniquement à travers sa signification.
On a consacré le temps mesuré par l’horloge aux explications et descriptions de l’explosion du port de Beyrouth, offrant une explication scientifique accessible via une simple recherche sur le Net et une description ordinaire d’un brigadier retraité, dont la fonction n’ajoutait rien à ses propos. Sont mesurés aussi, de manière distincte mais tout aussi significative, les clics discontinus de l’horloge lorsqu’on a évoqué des souvenirs liés à la symbiose entre un art engagé et son public.
Que nous révèle ce temps mesuré, alors que tout suggère qu’il aurait pu rester hors des compteurs ?
Ce temps évoque éventuellement la focalisation sur des réponses qui n’en sont pas, sur des explications qui ne font que décrire, et sur des souvenirs de gloire qui cristallisent et empêchent toute avancée.
Ce temps mesuré, dénué de réelle signification ou impact, est là pour attirer notre attention sur la manipulation subtile qui, par des moyens simples, détourne notre concentration de l’essentiel.
Cet essentiel, qui mérite nos questions et notre attention, se dévoile dans les moments non comptés par l’horloge. Ceux des accusations et des réconciliations, des mots et des actions qui se donnent la réplique, du théâtre et de son engagement.
Le théâtre s’est placé dans le temps suspendu pour livrer ses messages. Un temps de césure, un temps de calme, comme lorsqu’on décide de mettre le téléphone en mode silencieux pour prendre une pause des sollicitations extérieures, pour se concentrer sur ce qu’on a jugé important ou se reposer pour se ressourcer.
A la fin de la pièce, lorsque l’horloge a arrêté de mesurer le temps et que l’actrice nous tourne le dos pour s’enfoncer dans le fond de la scène, on nous indique le silence en tant qu’espace de ressourcement. La scène qui peut représenter la terre, fertile et intarissable, et l’actrice qui y retourne chantant son «landay» nous représente ce silence qu’on choisit, lorsque les mots et les actions tarissent et qu’on a décidé de continuer à résister autrement.
L’engagement au silence
Le metteur en scène lors de la présentation en début de la pièce indique «la chaise du muet».
Au premier acte, cette chaise est mise à profit par un photographe pour capturer des clichés de près, mais sa présence est éphémère, car il descend rapidement.
Au deuxième, un spectateur prend l’initiative de monter sur scène et de s’installer dans la chaise du muet.
L’actrice lui adresse un clin d’œil en signe de bienvenue. Sa posture est décontractée, la jambe gauche croisée sur la droite, maintenant un contact visuel constant avec l’actrice.
Au troisième, il demeure immobile face à l’état de transe de l’actrice tout près de lui.
À un moment donné, l’actrice descend de l’estrade pour jouer juste devant lui, s’adressant directement à lui, mais il demeure impassible. Bien qu’il la fixe du regard, il continue à respecter son engagement en conservant sa posture et le silence.
Il a respecté son engagement jusqu’à la fin de la pièce.
Avant d’explorer en profondeur, il est essentiel de souligner l’engagement particulier que le spectateur assume dès sa montée sur scène. Cet engagement est double, impliquant, d’une part, une responsabilité envers l’équipe artistique, marquée par l’engagement au silence, et, d’autre part, une promesse envers les autres spectateurs de ne pas perturber l’expérience collective. Ce pacte silencieux crée une atmosphère unique, sa décision individuelle nous concerne et nous implique tous en tant que spectateurs. Quelle que soit la raison sous-jacente, elle donne une perspective inévitable et significative à sa perception de la salle.
Un parmi nous, spectateur parmi les spectateurs, opte pour faire partie du monde symbolique que la pièce nous invite à déchiffrer. La présence du spectateur sur scène, bien qu’intégrée à cette convention, offre une opportunité immersive rare. Elle sert de pont entre le monde fictif et la réalité, intensifiant le lien entre la scène et la salle.
Cependant, malgré cette immersion potentielle, l’interaction entre le spectateur sur scène et l’actrice demeure subtile, se déroulant souvent dans l’ombre. Cette subtilité, bien qu’intentionnelle, peut être perçue comme une limitation, restreignant l’impact de cette expérience immersive. La possibilité d’utiliser la présence du spectateur comme un miroir réfléchissant les réactions de la salle offre une dimension intrigante, mais les choix artistiques délibérés restreignent cette interaction, laissant l’expérience, en apparence, inexploitée.
La scénographie de la pièce érige une scène distincte au cœur de la scène principale, donnant une signification profonde à la chaise positionnée devant l’estrade. Cette disposition scénique crée une métaphore visuelle puissante, soulignant le défi du théâtre engagé dans la société contemporaine. La scène principale devient alors symbole de la société et la chaise devient un emblème du statut précaire de cet art, cantonné à une expression concrète uniquement à l’intérieur des murs du théâtre. L’actrice, descendant de l’estrade lorsqu’une menace juridique plane, incarne le dilemme pressant du théâtre engagé, confronté à des limites extérieures à son espace traditionnel. Ainsi, la chaise du muet s’élève comme une représentation visuelle poignante du mutisme perçu du théâtre engagé en dehors de son enceinte théâtrale, son champ d’action, évoquant une réflexion sur son impact restreint dans le monde réel.
Le choix délibéré de nommer la chaise « la chaise du muet » acquiert une résonance particulière dans le contexte d’une pièce abordant le théâtre engagé arabe. Cette désignation symbolique semble être une critique voilée de l’inefficacité perçue ou du silence supposé de ce type de théâtre. Lorsque le spectateur opte pour s’installer sur cette chaise, il expérimente symboliquement l’inconfort du mutisme que la pièce met en lumière. Cette décision artistique devient ainsi une invitation à l’ensemble du public à remettre en question sa propre position vis-à-vis des critiques et accusations adressées au théâtre engagé, ainsi que son propre mutisme qui se veut silence résistant mais qui ne fait qu’exprimer une incapacité à parler.
En s’identifiant au spectateur qui choisit délibérément «la chaise du muet», le public est encouragé à réfléchir sur la différence entre le mutisme et le silence, entre l’engagement et la résistance, entre le silence en tant qu’absence de parole et le silence en tant qu’absence d’action.
Le silence en action
L’expert scientifique à la fin de la pièce décrit l’état de calme post-traumatique suite à un choc, qui est un état qui peut être extrêmement dangereux, car les cellules des organes vitaux comme le cœur, en manque de sang, finissent par mourir. Le mutisme qui se réfère à l’incapacité de parler, souvent due à des causes psychologiques, est une des formes de silence que traite cette pièce.
Les dernières phrases de critique envers le théâtre engagé ont été les suivantes : « J’en ai fini. Terminé avec les mots.
Tu as vidé ma haine. Epuisé ma répulsion. Fini avec les phrases». Qu’est-ce qui reste quand on a fini de s’exprimer avec les mots, quand ceux-ci tarissent et se fatiguent ?
Il reste le silence.
Le silence en espace.
Le silence en action.
Les silences en espaces d’actions.
«Mute» est une pièce qui incite à agir contrairement à ce que sous-entend son titre. Ce théâtre engagé arabe qu’on accuse de mutisme et de manque d’efficacité a prouvé, lors de cette pièce, que son action n’a pas tari et qu’il continue à nous refléter notre image afin de mieux la considérer et la questionner. Juger de son efficacité en dehors de son champ d’action serait injuste, comme pourrait être le jugement primaire de la présence statique du spectateur sur scène.
En nous proposant des silences en espaces d’actions, cette pièce nous incite à penser aux nôtres, et partir à la quête de tout mutisme résiduel en nous pour le transformer en un champ d’actions.
I.Z.
(Suite et fin)